Si vous êtes constituant, bénéficiaire ou encore fiduciaire d’une fiducie constituée au tournant des années 2000, vos conseillers juridiques ou financiers vous ont peut-être déjà sensibilisés aux impacts fiscaux potentiels à l’expiration d’un délai de 21 ans suivant la date de la création de la fiducie.
Au Canada, la plupart des fiducies personnelles, qu’elles soient testamentaires ou encore constituées du vivant de leur auteur, sont réputées disposer de l’ensemble de leurs biens en immobilisation ainsi que de leurs biens en inventaire, pour un produit de disposition égal à leur juste valeur marchande, à l’expiration de ce délai de 21 ans. Cet événement fiscal, s’il n’est pas bien planifié, peut donc représenter une charge d’impôt très importante alors même que la fiducie concernée pourrait ne pas posséder les liquidités nécessaires pour s’en acquitter. Cela peut également viser une fiducie personnelle administrée par des fiduciaires non-résidents du Canada si cette fiducie détient par exemple des biens immobiliers situés au Canada.
Imaginez la situation suivante. Votre fiducie familiale a été constituée le 31 décembre 2002. Cette fiducie avait alors souscrit à des actions de votre société de services professionnels pour un montant de 10$. La juste valeur marchande actuelle des actions de votre société est estimée à 1 000 000$. En l’absence de planification, votre fiducie réalisera donc le 31 décembre 2023 un gain en capital présumé de 999 990$ entraînant un impôt combiné au Québec de l’ordre de 266 550$, payable au plus tard le 31 mars 2024.
La responsabilité du fiduciaire
Qu’il s’agisse d’une fiducie constituée en vertu du Code civil du Québec ou d’une fiducie constituée en vertu de la Common law, le fiduciaire a l’obligation d’administrer les biens de la fiducie dans l’intérêt des bénéficiaires et aux fins établies dans l’acte constitutif de la fiducie. De plus, le fiduciaire doit agir dans les limites permises par la loi et l’acte constitutif de la fiducie. Dans ce contexte, le défaut de planifier l’arrivée de la disposition présumée ou le fait d’agir sans y être légalement habilité pourrait exposer la responsabilité personnelle du fiduciaire en vertu du droit applicable.
Il est également important de rappeler que le fiduciaire qui participe à la distribution des actifs d’une fiducie peut engager sa responsabilité fiscale personnelle à l’égard des impôts antérieurs de la fiducie ou des impôts découlant de la distribution de biens. En pratique, il est donc d’usage pour le fiduciaire de requérir l’obtention au préalable d’un certificat de disposition auprès des autorités fiscales compétentes afin d’être exonéré de toute responsabilité à cet égard.
Fort heureusement, cet impact fiscal n’est pas une fatalité en soi et plusieurs opérations légales peuvent généralement être réalisées afin de reporter ou minimiser la charge fiscale. Mais une réflexion s’impose bien avant l’arrivée de la date butoir puisque la solution retenue pourrait impliquer plusieurs opérations légales complexes devant intervenir en amont de l’échéance du 21 ans.
Les questions à poser
L’identification de la stratégie optimale requiert un examen de l’ensemble des faits propres à chaque dossier et une analyse globale. En effet, il se peut qu’une solution optimale sur le plan fiscal ne soit tout simplement pas viable sur le plan légal ou encore ne cadre pas avec la fin de la fiducie ou avec le plan successoral initial. Le fiduciaire devra donc, avec l’aide de professionnels, entreprendre cette analyse globale en abordant, notamment, les questions suivantes:
- Quelle est la date de l’expiration du délai de 21 ans suivant la constitution de la fiducie?
- Quels étaient les objectifs du constituant de la fiducie lors de sa constitution? Est-ce que la fiducie répond toujours à ces objectifs?
- Est-ce que l’acte de fiducie confère des pouvoirs pleinement discrétionnaires au fiduciaire ou si des dispositions de l’acte limitent de quelque manière que ce soit les pouvoirs de procéder à certains transactions (gel successoral, échéanciers de distribution du revenu et du capital, suspension du droit des bénéficiaires, etc.)?
- Est-ce que les fiduciaires sont liés par une convention entre actionnaires requérant le consentement des autres actionnaires à l’égard de certaines opérations?
- Quel est le bilan projeté de la fiducie à l’arrivée du 21 ans? Est-ce que la fiducie pourrait recevoir d’importants actifs, augmentant par conséquent la charge fiscale potentielle lors de la disposition réputée? Quels montants sont en cause?
- Est-ce qu’une distribution des biens par voie de roulement fiscal, en pleine propriété aux bénéficiaires, est cohérente avec les objectifs de protection des intérêts des bénéficiaires?
- Est-ce que certaines opérations antérieures pourraient compromettre, sur le plan fiscal, une distribution de biens en faveur d’un bénéficiaire sans impôt?
- Est-ce que la fiducie détient des biens (ex. : actions, biens agricoles) dont la disposition par un bénéficiaire serait admissible à la déduction pour gains en capital d’un bénéficiaire (971 190$ de gain en capital exempté en 2023)? Dans l’affirmative, est-ce que ces biens devraient être distribués avant l’arrivée du terme afin d’éviter la perte du bénéfice de cette exemption?
- Est-ce que le plan nécessitera à terme une révision de la planification testamentaire du ou des bénéficiaires de la fiducie?
- Etc.
Les stratégies simples
Au terme de cet exercice, il se peut que le plan proposé soit simple. Plutôt que mettre en place une stratégie permettant de différer l’impôt, le fiduciaire peut tout simplement décider de conserver tout ou partie des biens dans la fiducie et de payer les impôts résultant de la disposition présumée, afin de protéger les bénéficiaires de leur exposition personnelle à des risques commerciaux. Il pourrait alternativement procéder à la remise des biens à un bénéficiaire de seconde génération, sans impact fiscal immédiat, permettant ainsi de différer l’imposition au décès du bénéficiaire.
Les stratégies avancées
Vos conseillers pourraient au contraire vous recommander une stratégie avancée nécessitant de nombreuses opérations et impliquant plusieurs sociétés par actions de votre groupe.
À titre d’illustrations, il se pourrait que les administrateurs d’une société dont la fiducie est actionnaire considèrent devancer certaines distributions sous forme de dividendes ou encore anticipent la mise en place d’une stratégie pour dons corporatifs. Ces opérations pourraient réduire la valeur imposable des actions de la fiducie à l’arrivée du 21 ans, en plus de générer des avantages fiscaux corporatifs permettant de procéder à des distributions sans impôt pour les actionnaires. Vous pourriez également vous voir proposer de geler la valeur des actions de la fiducie au profit d’un autre actionnaire.
Certaines fiducies possèdent par ailleurs des pertes en capital reportées qui pourraient emprisonnées dans la fiducie sans planification. Les fiduciaires pourraient donc souhaiter générer volontairement un gain en capital dans le cadre de la liquidation de la fiducie en produisant les choix fiscaux appropriés. Inversement, si des biens de la fiducie ont connu une baisse de valeur depuis leur acquisition, la stratégie pourrait consister à provoquer la réalisation de ces pertes pour les appliquer contre les gains éventuels lors de la disposition réputée.
De plus, dans certaines situations, l’option de convertir une fiducie discrétionnaire en une fiducie non discrétionnaire irrévocable permet également de soustraire la fiducie à la disposition réputée. Une telle conversion nécessite d’être accompagné par un juriste spécialisé en planification fiscale et successorale.
L’analyse de risques
Le contexte fiscal complexe actuel commande de plus que la ou les solutions envisagée(s) soient soumises à une analyse de risques exhaustive.
Mécanismes légaux pour contrer les planifications agressives
D’une part, des dispositions fiscales restreignent voire empêchent de différer l’imposition en transférant les biens d’une fiducie vers une autre fiducie. Cette mesure fiscale assujettit la fiducie recevant ces biens à la disposition présumée de 21 ans à la même date que celle applicable à la fiducie ayant transféré les biens.
Les autorités fiscales voient également d’un mauvais œil toute planification plus créative visant à contourner cette mesure. Mentionnons à titre d’exemple, la distribution de dividendes en faveur d’une corporation qui est bénéficiaire de la fiducie, ayant pour objectif de réduire la valeur des actions de la fiducie. Ce type de transaction pourrait générer l’application de la générale anti-évitement (« RGAE »), une disposition fiscale conférant des pouvoirs élargis aux autorités fiscales pour contrer certaines planifications fiscales abusives.
Des récentes modifications à la RGAE qui entreront en vigueur le 1er janvier 2024, en ont élargi la portée. Ainsi, l’application de la RGAE entraînera désormais l’imposition de pénalités pouvant atteindre jusqu’à 25% de l’avantage fiscal. Des mécanismes de divulgation volontaire permettent toutefois de soustraire une transaction à l’application de ces pénalités.
Obligations de divulgation
Nous vous rappelons également, tel que discuté dans une publication antérieure de Levy Salis SENCRL[1], que les opérations envisagées devront être examinées à la lumière des nouvelles obligations de divulgation. Par exemple, si une planification visant à éviter l’imposition du gain en capital qui découle de la disposition présumée à l’expiration du délai de 21 ans fait l’objet d’une entente d’indemnisation des fiduciaires par les bénéficiaires, elle devra être divulguée aux autorités fiscales sous peine d’importantes pénalités.
Par ailleurs, les autorités fiscales ont désormais le pouvoir, en tout temps et de temps à autre, par voie de décret règlementaire (Québec) ou de décision conjointe entre l’Agence du Revenu du Canada (« ArC ») et Finances Canada, d’identifier des transactions plus à risques comme étant des opérations sujettes aux obligations de divulgation. Il est important de noter que le défaut de divulguer une opération identique ou similaire à une transaction ainsi identifiée par les autorités fiscales, entraînerait des pénalités importantes pour les fiduciaires et leurs conseillers en plus d’ouvrir la porte à des cotisations fiscales au-delà du délai normal de 3 années d’imposition. Dans ce contexte, il serait indiqué d’impliquer, dès le début du processus, votre avocat ou votre notaire. Les communications d’informations ou de documents liés à la planification entre le fiduciaire et ce professionnel seraient protégées par le secret professionnel et par conséquent, pourraient en théorie être soustraites, en tout ou en partie, selon le cas, aux obligations de divulgation aux autorités fiscales. D’ailleurs, une récente décision de la Cour suprême de la Colombie Britannique a accueilli la demande d’injonction de la Fédération des Ordres Professionnels de juristes du Canada suspendant l’application des dispositions sur la déclaration obligatoire pour les membres de la profession juridique jusqu’à ce qu’une décision sur la constitutionalité de ces nouvelles dispositions législatives soit rendue.[2]
Obtention d’une décision administrative au préalable
Au terme de l’analyse de risque exhaustive à l’égard de la stratégie proposée, les professionnels pourraient recommander à leurs clients d’obtenir une décision anticipée auprès des autorités fiscales, à l’issue de laquelle l’ArC et l’Agence du revenu du Québec confirmeront leur interprétation de l’application des lois fiscales aux transactions projetées, incluant, non limitativement, l’application de la RGAE. Par conséquent, cette procédure réduira le risque fiscal associé aux transactions en plus de fournir un certain niveau d’assurance quant au résultat fiscal avant de produire les divulgations obligatoires, le cas échéant. Des délais d’environ 6 mois sont à prévoir pour l’obtention des décisions anticipées.
Conclusion
En résumé, les fiduciaires ne sauraient pêcher par excès de prudence lors de la planification de l’arrivée du délai de 21 ans d’une fiducie. Les nombreuses variables et variantes de même que l’environnement fiscal complexe en matière de transparence ont rendu toute opération, même simple en apparence, délicate. Il n’y a malheureusement pas de raccourci possible.
Si vous êtes fiduciaire et souhaitez planifier en prévision de l’expiration du délai de 21 ans de la fiducie, nous vous invitons à contacter un de nos professionnels chez Levy Salis SENCRL afin d’être informé de vos obligations légales et fiscales. Vous bénéficierez de l’expertise de notre équipe afin de mener une analyse exhaustive et de vous accompagner dans l’identification et l’implantation de la meilleure stratégie pour vous et vos proches.
[1] Levy Salis SENCRL, Blogue 5 mai 2022, « À l’ère de la transparence fiscale »
[2] Federation of Law Societies of Canada V. Canada (Attorney General), 2023 BCSC 2068.
Les commentaires offerts dans cet article sont de nature générale et ne visent pas à fournir des conseils juridiques concernant une situation individuelle. Avant de prendre toute mesure concernant votre situation personnelle, vous devriez obtenir un avis juridique pour vous assurer qu’elle est appropriée à votre situation.
About the author
Shlomi Steve Levy is a Partner of Levy Salis LLP and is a member of the Quebec Bar, the Law Society of Ontario (L3), the Society of Trust and Estate Practitioners, and the Canadian Bar Association.
Catherine has accumulated nearly 23 years of experience in tax law. She has developed a broad expertise in corporate and personal taxation through a wide variety of mandates in corporate and personal tax planning, wills, estates and philanthropic planning, as well as commercial transactions.